Dans toutes les familles, il y a des documents et des photos transmis de générations en générations. Lettres, certificats de baptêmes et de mariage, contrats, actes notariés, etc. Chez nous, il y en a de deux sortes : les sympas et les douloureux. Tous ont désormais valeur historique, établis entre 1919 et 1956.

La boîte de Nagymama

Ma grand-mère, Nagymama en hongrois, tenait dans un tiroir de son armoire une jolie boîte en bois peinte de motifs hongrois traditionnels, des tulipes stylisées. Dedans, de vieux papiers jaunis, rafistolés avec du scotch pour certains, pliés en deux ou en quatre, de format A4 ou A5, voire des très grands encore plus vieux et mal en point. Les sympas concernent la généalogie, les douloureux l’expropriation et la déportation de mes grands-parents maternels. Mais même les sympas ne le sont qu’à première vue : établis par les paroisses entre 42 et 44, portant la mention « RK » qui signifie catholique romain, ils sont pour certains barrés d’un sinistre tampon violet : »Csak zsidó törvénnyel kapcsolatban érvényes! » uniquement valable en rapport avec la loi juive ! et on comprend qu’ils ont été fournis à la demande des autorités fascistes pour prouver que nous étions aryens jusqu’à 5 générations. Une partie de la famille vient de Moravie, les certificats de mariage et de baptême sont en allemand et émanent du Protectorat de Bohême-Moravie, ainsi nommé après que les Allemands ont envahi la Tchécoslovaquie ; d’autres sont rédigés en serbe car suite au Traité de Trianon en 1920, la Voïvodine a été rattachée à la Yougoslavie et Szabadka s’appelle Subotica.

Ainsi, ces documents familiaux retracent notre histoire, et aussi l’Histoire.

Il faut juste savoir les faire parler.

La généalogie

Les noms des baptisés, leur lieu et date de naissance et de baptême ainsi que les noms et adresses de leurs parents sautent aux yeux, de même les noms des époux, la date et le lieu de leur mariage et aussi les noms de leurs parents et des témoins. Après je me suis amusée à faire des calculs. Les parents de ma grand-mère maternelle avaient plus de trente ans lors de leur mariage et étaient veufs tous les deux. Ma grand-mère est née 3 mois après, en 1894, surprenant, non ? Un ancêtre a épousé à 23 ans une gamine de 17 ans, sur sa photo de mariage en 1883, elle a un corset et une taille de guêpe. Elle a eu 15 enfants dont 10 sont arrivés à l’âge adulte, dont mon grand-père, et elle a l’air épuisé sur ses dernières photos…

J’ai ainsi remonté cinq générations du côté maternel et quatre du côté paternel.

Le métier des parents et des témoins figure aussi sur les certificats de mariage. J’ai donc vu que côté maternel Karl le sellier en Moravie a eu un fils, Johann, boulanger, dont le fils Móricz est devenu tapissier à Budapest. Le témoin du mariage de Johann était Móricz le boucher, également le parrain du petit garçon à qui Johann a donné son prénom. Le boulanger et le boucher du petit village de Radostin Nad Oslavu en Moravie devaient être de sacrés bons copains !

Côté paternel, on est fabricant de coffres en bois, puis aubergiste dans le sud, à Mohács, puis le fils « monte » à la capitale et devient vitrier et son fils, mon grand-père, expert-comptable. Il naît 5 ans avant le mariage de ses parents, en 1880, et épouse une jeune femme qui est la fille illégitime d’un artiste de cirque et d’une jeune fille de 18 ans qui lui donne son nom de famille à elle. Sans franchement avouer qu’elle est sa tante, la soeur de ce goujat prendra soin d’elle avec son mari, achetant un terrain à Buda et y faisant construire une maison que la famille a conservée jusqu’au début des années 90. Tout cela, les documents l’indiquent. Le père de ma grand-mère a fini par épouser une autre femme qui porte le même prénom et qui est originaire du même village slovaque que la mère de sa fille illégitime. L’a-t-il connue ? ça… les documents ne peuvent pas le raconter… Il est mort jeune.

Voici un exemple de ces documents, je sais que j’ai aiguisé votre curiosité. A gauche, baptême, à droite, mariage :

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Les documents politiques

Il y a tout d’abord ce petit feuillet, la décision administrative qui décrète que mon grand-père et ma grand-mère n’ont plus le droit d’habiter leur petite maison. Au verso figure leur nouvelle adresse, à l’est du pays, non loin de la frontière ukrainienne. Nous sommes le 21 juin 1951, ils ont 48h pour rassembler quelques affaires, ce lieu constituera une assignation à résidence « kényszerlakhely ». Du coup, il faut demander l’autorisation à la police de se déplacer hors du village pour une visite chez le médecin ou le dentiste. La réponse est parfois positive, parfois négative, au gré de l’humeur de l’officier de garde. Nagymama a conservé tous ces documents, du coup, j’en ai davantage que les archives de la police politique à Budapest qui m’a fourni une liste de déportés sur laquelle figuraient les noms de mes grands-parents et c’est tout ! J’en suis restée ébahie.

Voici donc l’arrêté d’expropriation, je vous fais grâce du reste :

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La boîte est chez Maman, j’ai désormais scanné tous les documents qui continuent à m’apprendre des choses. C’est passionnant !