Juste parler deux langues ?

A la naissance, un bébé est capable de distinguer et répéter tous les sons qui existent dans toutes les langues humaines. Puis, à force de n’en entendre que certains, il va sélectionner sa phonétique et apprendre la langue parlée autour de lui.

Autour de moi on parlait hongrois. Mes grands-parents sont arrivés en France à 67 et 64 ans, ils ont juste appris des phrases simples, des mots pour la vie quotidienne. Ce sont eux qui me gardaient pendant que mes parents travaillaient. Mes parents quant à eux étaient en France depuis 10 ans quand je suis née, ils parlaient bien le français mais avec des fautes. Il était évident pour eux de s’adresser à ma soeur et à moi en hongrois pour éviter de nous apprendre leurs erreurs.

Un beau jour, paraît-il, lors d’une promenade avec ma grand-mère, j’ai voulu communiquer avec un enfant de mon âge. On ne s’est pas compris, j’ai fondu en larmes. Une voisine a dit à mes parents qu’elle allait m’apprendre le français. C’était avant l’entrée en maternelle. Un beau jour, voilà : »Domi parle français ! », a dit la voisine.

J’entre à l’école française, je suis bilingue.

Pas si simple !

A la maison, je parle hongrois. A l’extérieur, je parle français. Je crois que j’imite spontanément mon interlocuteur et fais ainsi la différence, mais au fond, je ne sais pas du tout par quel mécanisme je réalise ce tour…

Une division s’opère vite en moi : les mots qui recouvrent une réalité quotidienne familiale ne me viennent qu’en hongrois, les mots de l’école, de plus en plus nombreux, en français.

Alors, peut-on encore dire que le hongrois est ma langue maternelle, avec son pauvre vocabulaire qui s’enrichit au ralenti ? Le véritable apprentissage excitant se produit à l’école, avec tous ces mots et expressions dans les poèmes et les extraits de roman. J’adore lire et Maman m’y encourage car elle aussi, elle a la littérature pour passion. A l’âge où mes cousins commencent à lire et à écrire en hongrois, moi je ne fais que parler. Pour dire quoi ? Ce que j’ai envie de manger, comment je me sens, des choses basiques. Heureusement, je vais apprendre à lire et à écrire avec ma grand-mère et un ouvrage édité par l’Association Mondiale des Hongrois et qui nous est destiné, à nous les enfants de l’émigration.

A 10 ans, je fais un séjour dans un camp d’été pour les enfants au bord du lac Balaton. Je reviens en ayant appris quelques gros mots, des chansons communistes et des jeux hongrois. Mon vocabulaire stagne en réalité, alors qu’en français je le développe avec délectation. En plus, le « r » français prédomine, je ne roule plus les « r » en hongrois, quel vilain accent ! J’emploie les déclinaisons comme je peux, ne les ayant jamais apprises. Timide, je parle peu en compagnie, même en français, là du coup ça m’arrange bien.

Je me sens maladroite, étrangère partout : en France, j’ai une famille qui vient d’ailleurs et n’a pas les mêmes habitudes ; en Hongrie, je parle avec des fautes et un accent, je n’ai pas tout à fait la même culture car je vis en Europe de l’Ouest. Où me situer ?

A l’entrée au collège, je choisis l’anglais, toute la famille étant germanophone. Ce sera mon territoire linguistique à moi. Le passage d’une langue à l’autre m’étant aisé, je progresse vite et je deviens carrément anglophile.

Mais cela ne résout pas le problème. Suis-je « moitié hongroise », « moitié française » ? Coupée en deux ?

Vers une cohabitation harmonieuse

Mes origines m’ont façonnée. Elles n’appartiennent qu’à moi. Mon apprentissage, mes lectures, mes passions, ont fait que je suis devenue ce que je suis maintenant. Pourquoi alors ne pourrais-je pas dire que j’ai deux langues maternelles ? Je passe de l’une à l’autre comme je veux et puis tiens, si j’en faisais mon métier ?

Devenir traductrice littéraire de hongrois, faire découvrir la culture du pays de mes parents au pays qui les a accueillis. Partager des textes qui m’ont fait vibrer mais qui sont indéchiffrables à mes amis et plus largement, au public français. Montrer que ce petit pays donne naissance à de grands écrivains, les faire aimer en France dont la littérature est mondialement connue. Puis me faire l’interprète de ces écrivains qui viennent en France parler de leurs oeuvres traduites. N’est-ce pas là une belle idée ?

Je ne cherche plus à me fixer d’un côté ou de l’autre mais, habitant sur chaque rive du fleuve, je prends souvent le bac pour le traverser et profiter des rencontres qui m’y attendent.