Mes livres et mes amis

Je lis depuis que je sais lire, mes amis le savent. Il y a environ 2000 bouquins chez moi, répartis dans quatre bibliothèques dont une fait tout un mur jusqu’en haut. C’est impressionnant, oui. Alors personne ne m’offre de livres. Sans doute la peur de tomber à côté ou au contraire, d’être pile dans la cible, mais je l’ai déjà… Et puis, parfois, un ami lettré avec qui j’échange beaucoup me fait un cadeau approprié : lui ne peut pas se tromper. C’est ainsi que j’ai reçu ces Etudes sur Tchouang-tseu pour mon dernier anniversaire. Lecture passionnante que j’ai envie de partager avec vous.

Un sinologue étonnant

Jean-François Billeter est un sinologue suisse peu connu en France. Son exégèse du philosophe taoïste Tchouang-tseu n’en est que plus intrigante. Les éditions Allia la publient après ses Leçons sur Tchouang-tseu qui reprennent ses cours au Collège de France des 13, 20, 27 octobre et 3 novembre 2000. Autant dire que nous avons affaire là à un spécialiste. Non seulement il lit et commente Tchouang-tseu, mais il le traduit, c’est-à-dire qu’il entre dans son oeuvre de l’intérieur. Se débarrassant alors des clichés et préjugés sur la philosophie chinoise, la place du taoïsme dans ce corpus littéraire, l’opposition philosophie orientale – philosophie occidentale, Jean-François Billeter analyse l’oeuvre de Tchouang-tseu avec un regard original totalement neuf, et ne se prend pas au sérieux, ce qui le rend d’autant plus agréable à lire. Il s’adresse à la fois aux sinologues, notamment par l’intermédiaire de notes qui leur sont réservées, et aux profanes par des explications détaillées très claires et simples à comprendre, tant historiques que philologiques, théologiques, ou philosophiques.

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Un livre très intelligemment construit

L’auteur nous propose quatre extraits de l’oeuvre de Tchouang-tseu (contrairement à Lao-tseu et Lie-tseu, son oeuvre n’a pas de titre), qu’il traduit et commente ensuite en y apportant un éclairage nouveau. Il met par exemple en résonance Saint Paul et les Evangiles, Wittgenstein, l’hypnose avec le texte chinois.  Les oeuvres complètes, rédigées par le Maître puis des disciples et d’autres auteurs plus tardivement, ont été écrites au IVème siècle avant notre ère et organisées en chapitres ultérieurement. Il y en a 33 en tout, divisés de la façon suivante par le lettré Kouo Siang près de 400 ans plus tard : chapitres intérieurs, chapitres extérieurs et divers. Un siècle plus tôt, l’ouvrage a été compilé en 52 chapitres. Ces différences tiennent au fait que les bibliothécaires compilateurs aient voulu « utiliser » la pensée de Tchouang-tseu en adéquation avec la philosophie de leur époque, critique ou adepte de Confucius. En effet, Tchouang-tseu imagine des dialogues entre Confucius et son disciple préféré Yen-Houei. Jean-François Billeter en cite un qu’il étudie en détail dans les premiers chapitres de ces études. Il nous explique alors qui était Confucius, que les exégètes occidentaux ont pris pour un philosophe au sens qu’a ce terme dans la tradition de la pensée occidentale, lourde erreur selon lui. Aussi dans une deuxième partie intitulée Compléments écrit-il quelques pages sur Confucius par le biais d’une critique de l’ouvrage de Jean Levi sur le Maître. Il cite ensuite un texte sur les devins pour éclairer les écrits de Tchouang-tseu à la lumière d’une tradition religieuse plus ancienne des Chinois, chamanique notamment, et dont le texte du maître taoïste porte encore des traces. Puis il détaille une traduction d’un texte pour que nous comprenions sa méthode pour traduire cet auteur ancien, davantage par l’intuition qu’en référence aux commentateurs chinois et occidentaux du texte.

Tout comme Etiemble dans sa préface à l’édition des Philosophes taoïstes de la Pléïade, Jean-François Billeter cite et commente les traductions en français, anglais et allemand de Tchouang-tseu. J’avoue que la traduction de Liou Kia-hway chez Gallimard (donc celle reprise en Pleïade) m’est la plus familière, mais suite à ma lecture de ces études par Jean-François Billeter, je vais me procurer la version anglaise traduite par Burton Watson qu’il recommande comme la plus fidèle au texte chinois et à son esprit. Et bien sûr, j’ai très envie de poursuivre ma découverte de l’exégèse de Tchouang-tseu par Jean-François Billeter en me procurant Les Leçons.

En guise de conclusion

Un extrait d’un dialogue entre le Maître et un disciple, avec un extrait du commentaire de Jean-François Billeter qui vous donnera envie, je l’espère, d’en lire davantage :

« Houei Cheu dit à Tchouang-tseu : »J’ai chez moi un arbre de la variété que les gens appellent tch’ou. Il a le tronc si noueux et difforme qu’on ne peut lui appliquer le fil à encre, ses branches sont si tordues qu’on ne peut leur appliquer ni le compas, ni l’équerre. S’il avait poussé au bord d’un chemin, aucun charpentier passant par là ne s’intéresserait à lui un instant. Il en va de même avec tes idées : elles sont grandioses, mais parfaitement inutilisables, de sorte que tout le monde s’en détourne. » Tchouang-tseu répondit : « N’as-tu jamais observé comment le chat sauvage se tapit pour guetter sa proie, comment il bondit sur elle tantôt dans une direction, tantôt dans une autre, vers le haut ou vers le bas, jusqu’au jour où il tombe dans un piège et meurt, prisonnier du filet?(…) »

Notons cette façon caractéristique de répondre par le passage abrupt à une vision qui semble sans rapport avec la question posée. Après avoir parlé à Houei Cheu du chat sauvage, cet habile chasseur qui finit par se faire prendre, Tchouang-tseu lui explique que la recherche de l’utile mène à la ruine. Son arbre est précieux parce qu’aucun charpentier ne s’y intéresse, lui dit-il, et la valeur de mes idées tient justement à ce que nul ne peut s’en servir comme d’un moyen. Elles ont leur raison d’être en elles-mêmes. »

Ce dialogue se conclut ainsi :

« Tu possèdes un grand arbre et tu te désoles qu’il soit inutilisable ? Que ne le plantes-tu pas dans le royaume du moins que rien ou dans les vastes champs de l’indéfini pour te prélasser dessous sans rien faire ou dormir insouciant à son pied ! Il ne subira pas la hache, rien ne lui causera du tort. Il sera inutile, en effet, et ne souffrira donc de rien ! »

Notez comme la traduction est limpide ! Il ne nous reste plus qu’à méditer ces paroles…