Laurent Binet La septième fonction du langage

Un thriller sémiologique et linguistique !

Ce roman sera cryptique, voire un peu difficile, pour tous ceux qui n’ont pas fréquenté les milieux universitaires au début des années 80. Je leur conseillerais de se laisser porter par l’histoire, de faire éventuellement quelques recherches sur les principaux protagonistes, qui ont tous existé et dont certains sont encore en vie. L’auteur rend très vivante l’ambiance de ces années-là et c’est à la fois drôle et instructif.

L’histoire débute avec l’accident de Roland Barthes, renversé par une camionnette à l’issue d’un déjeuner avec Mitterrand en 1980 et qui décède à l’hôpital Cochin quelques temps après. Son portefeuille a disparu, cet accident est suspect, on dépêche donc à son chevet un inspecteur de police, le commissaire Jacques Bayard, qui va très vite s’adjoindre un jeune professeur de Vincennes, Simon Herzog, pour l’enquête. Bayard ne connaît rien à la sémiologie dont Barthes est le grand ponte, ce qui donne lieu à des scènes très cocasses.

Laurent Binet construit alors une histoire rocambolesque centrée sur les six fonctions du langage, convoquant sans vergogne tout le gratin psychanalytico-linguistico-philosophique de l’époque : Foucault, Lacan, Derrida, Althusser et sa femme, Bernard-Henri Lévy (ridiculisé à souhait : incognito, il porte à une soirée une chemise noire !), Todorov, Kristeva (de mèche avec les agents bulgares aux parapluies assassins) et bien sûr Sollers puis, dans un épisode américain saisissant, Jakobson en personne… A Bologne, qui d’autre rencontrent nos enquêteurs si ce n’est Umberto Eco ?

Car il existerait une septième fonction du langage, performative, qui ferait exister une chose nommée, comme par exemple le chevalier adoubé par le Roi le devient sur-le-champ et le « Je te fais chevalier » du Roi crée de fait un chevalier.
Comme l’explique Eco : « Imaginons que la fonction performative ne se limite pas aux quelques cas évoqués. Imaginons une fonction du langage qui permette, de façon beaucoup plus extensive, de convaincre n’importe qui de faire n’importe quoi dans n’importe quelle situation. » « Celui qui aurait la connaissance et la maîtrise d’une telle fonction serait virtuellement le maître du monde. Sa puissance n’aurait aucune limite. Il pourrait se faire élire à toutes les élections, soulever les foules, provoquer des révolutions, séduire toutes les femmes, vendre toutes les sortes de produits imaginables, bâtir des empires, escroquer la terre entière, obtenir tout ce qu’il veut en n’importe quelle circonstance. »
Il faut donc que les deux enquêteurs mettent la main sur toutes les copies qui la décrivent avant que quelqu’un ne s’en empare pour son bénéfice personnel ! En attendant, des hommes meurent, des doigts sont coupés, la gare de Bologne explose, le jeune Simon risque sa vie en quittant l’amphithéâtre où il enseigne dans une sécurité relative, et nous, nous suivons Laurent Binet dans ce suspense haletant et parsemé d’humour, comme nous l’avons suivi à Prague dans son précédent roman, HHhH, paru en 2010 et qui relate l’attentat contre Heydrich en 1942.

Voici donc un deuxième roman tout aussi passionnant, drôle et culotté, paru en 2015. Peut-être devrons-nous attendre un peu avant le troisième, mais qu’à cela ne tienne, nous serons au rendez-vous, M. Binet !