Nous aimerions tous rester dans notre pays natal au milieu des nôtres, dans notre langue maternelle et notre culture d’origine, celles avec lesquelles nous avons grandi, celles qui nous ont donné nos repères. Mais parfois ce n’est pas possible. Nos conditions de vie ne sont plus acceptables. Chômage, pauvreté, conflits… L’émigration apparaît comme une solution, une réponse aux problèmes que nous affrontons. Il faut tenter sa chance ailleurs. L’émigré prépare son départ, a le temps d’échafauder un plan, plus ou moins solide certes, mais il sait en gros où il va et pourquoi. Il part avec l’espoir de pouvoir aider les siens, de leur rendre visite et de leur présenter la famille qu’il aura construite à l’étranger.

L’Exil

L’exil en revanche est soudain par nature. Bannissement ou question de vie ou de mort. Celui que l’on chasse a quelques heures pour faire ses bagages et partir sans se retourner, il ne sait pas s’il pourra revenir un jour. Celui qui fuit une situation intenable, dans la douleur et les larmes, laisse tout derrière lui. On lui a peut-être pris leur terre, on a détruit sa maison, sa vie est en danger s’il reste, la communauté le rejette. L’exilé va où on veut bien l’accueillir : c’est un réfugié, il a besoin d’un abri pour se protéger. Son départ est furtif, secret, angoissé.

Mes parents n’ont pas fui la Hongrie de cette façon mais se sont trouvés « coincés » en France. Diplomates en poste à Paris après la guerre, ils n’ont pas voulu rentrer lorsqu’ils ont été rappelés. On les aurait soupçonnés d’espionnage, emprisonnés, torturés. « La question ne s’est même pas posée », dit Maman, soixante ans plus tard. Ta propre vie n’est-elle pas plus précieuse que tes biens, tes souvenirs d’enfance, ta famille et tes amis ? La réponse du gouvernement communiste ne s’est pas fait attendre : vous démissionnez ? Alors vous n’êtes plus hongrois !

Ma soeur et moi sommes nées apatrides quelques années après, mes parents sont devenus français plus tard et n’ont pu retourner dans leur pays que dix-sept ans après l’avoir quitté. Bien sûr ils ont obtenu tout de suite le statut de réfugié politique, mais savait-on alors en France ce qui se passait derrière le Rideau de Fer ? Pas vraiment. La France aussi se remettait de la guerre, il y avait encore des tickets de rationnement en cette fin des années quarante. Chacun essayait de s’en sortir au mieux, l’Europe de l’Est c’était loin, il fallait avant tout panser les plaies de l’occupation allemande.

L’Exil intérieur

Mais plus difficile encore est la déportation à l’intérieur des frontières. Toujours dans le même pays, entouré de ses compatriotes qui parlent sa langue, l’exilé devient un paria. Il est banni au milieu des siens, dans un camp entouré de barbelés où il est forcé de travailler jusqu’à l’épuisement, ou dans un village où il est assigné à résidence.

Issus de la classe moyenne, mes grands-parents possédaient une petite maison avec un jardin dans un quartier résidentiel de Pest. On y a logé deux familles d’ouvriers après leur expulsion. Mes grands-parents ont été prévenus 48h à l’avance que leur maison était réquisitionnée et qu’ils allaient désormais vivre à Hajdúhadház, à l’Est du pays, près de la frontière ukrainienne. 48h pour dire au-revoir à la famille, aux amis ; donner ici une armoire, là une table, le service en porcelaine à la belle-soeur… Ramasser une vie en deux valises : photos, documents importants, souvenirs de leur fille unique qui ne peut pas rentrer les aider car elle est déjà réfugiée politique à Paris… Qui sait ce que chacun de nous emporterait en pareil cas ?

On est venu les chercher à l’aube dans un camion bâché, puis un train aux vitres opacifiées les a conduits vers l’Est. Mon grand-père allait avoir soixante ans… On les a logés dans le poulailler tout juste nettoyé et repeint d’une grande ferme dont les propriétaires ont été tenus par décret d’accueillir des familles entières dans le cadre de la « dékoulakisation ». Et oui : double punition ! On condamne les aristocrates, bourgeois, intellectuels, au travail manuel et on appauvrit les trop riches propriétaires terriens – koulaks en russe – en leur donnant des bouches supplémentaires à nourrir. Plus tard, la réforme agraire a contraint les paysans à entrer dans les coopératives sous les menaces et le chantage des commissaires politiques.

Après la mort de Staline en 53, ces assignations à résidence cessent, mais les Budapestois n’ont pas le droit de rentrer dans la capitale, à cause de la crise du logement. Mes grands-parents vivent avec le frère de ma grand-mère et sa famille, alors, lorsque les frontières s’ouvrent brièvement en 1956, ils demandent et obtiennent un passeport d’émigration pour s’en aller. Ce document est valable pour tous les pays sauf la Hongrie : tu pars, mais tu ne reviens pas. C’est un deuxième exil, cette fois dans un pays et une langue inconnus. Que leur restait-il ? Leur langue, leur culture, leurs valeurs. C’est ce qu’ils nous ont transmis, avec beaucoup, beaucoup, d’amour. Qu’ils en soient remerciés ici une fois encore.